Si l’on prend un peu de recul par rapport aux débats sur les grandes questions qui traversent nos sociétés, on a l’impression d’assister à des mouvements de balancier de plus en plus rapides, avec un passage régulier d’une position extrême à une autre, et des problèmes qui persistent malgré cette variété de traitements qu’on leur inflige. Ainsi dans l’éducation ou après des décennies de « laxisme », il faudrait revenir à la discipline et à l’ordre, dans le droit du travail ou la suppression de toutes les règles devrait assurer la sécurité des salariés ou dans les organisations où personne ne sait comment intégrer la génération Y, et où on alternent la mise en place de babyfoots et celle de contrôles renforcés.
Et si la solution ne passait ni par ces extrêmes si déstabilisateurs, ni par un positionnement magique du curseur entre les deux, mais par une vision nouvelle capable de faire coexister ces deux pôles. C’est une idée aussi vieille que le Ying et le Yang, mais que notre pensée et nos penseurs occidentaux ont bien du mal à s’approprier, à quelques rares exceptions comme Edgar Morin, ce jeune homme de 94 ans, qui nous a délivré encore tout récemment sa vision pertinente des enjeux contemporains dans un long entretien dans la Tribune. Il nomme dialogique cette tension des contraires apparents et la définit ainsi :
Le principe dialogique signifie que deux ou plusieurs « logiques » différentes sont liées en une unité, de façon complexe (complémentaire, concurrente et antagoniste) sans que la dualité se perde dans l’unité. Ainsi, ce qui fait l’unité de la culture européenne ce n’est pas la synthèse judéo-christiano-gréco-romaine, c’est le jeu non seulement complémentaire, mais aussi concurrent et antagoniste entre ces instances qui ont chacune leur propre logique.
Il applique ce principe à l’écologie, en refusant les mots étendards simplificateurs et défend la richesse des couples développement/enveloppement ou croissance/décroissance : « L’orientation développement/enveloppement signifie que l’objectif n’est plus fondamentalement le développement des biens matériels, de l’efficacité, de la rentabilité, du calculable ; il est aussi le retour de chacun sur ses besoins intérieurs, la stimulation des aptitudes à comprendre autrui, prochain et lointain, le retour au temps long de son rythme intérieur, non haché et non strictement chronométré. L’enveloppement signifie le maintien de l’insertion dans sa culture, ses communautés, le primat de la qualité poétique du vivre (…). Le développement/enveloppement tend à répondre à l’aspiration de l’être humain à associer autonomie et communauté (…). L’orientation croissance/décroissance signifie qu’il faut faire croître les services, les énergies vertes, les transports publics, l’économie plurielle, dont l’économie sociale et solidaire, les aménagements visant à l’humanisation des mégapoles, les agricultures et élevages fermiers et biologiques, mais aussi faire décroître les intoxications consommationnistes, la nourriture industrialisée, la production d’objets jetables et non réparables, la domination des intermédiaires (notamment des grandes surfaces) sur la production et la consommation, le trafic automobile des particuliers, le trafic routier des marchandises (au profit du ferroutage). » (dans La Voie (pour l’avenir de l’humanité) ).
Au niveau d’une entreprise comme Inddigo, cette approche est toute aussi fertile. Pourquoi choisir entre deux directions si on peut les concilier de manière dynamique ? Cela concerne la gouvernance: responsabilisation des collaborateurs vs cadre de référence clair, liberté d’agir vs règles du jeu fortes et partagées, autonomie de la prise de décision vs sollicitations des avis des personnes les plus concernées, … Cela interpelle également le pilotage stratégique et opérationnel : raison d’être de l’entreprise forte et ancrée dans la longue durée vs adaptation rapide des activités aux fluctuations du contexte, priorités clairement définies vs capacité à saisir les opportunités au moment où elles se présentent. Cette approche dialogique se retrouve au cœur des nouveaux modèles d’organisation qui visent à concilier performance et bonheur au travail : entreprises « libérées », à la suite du concept popularisé par Isaac Getz ou entreprises « opales », selon la définition de Fréderic Laloux. A travers ce nouveau prisme, nous pouvons accroitre l’agilité et la performance de nos organisations, tout en les rendant plus conviviales ; et passer ainsi d’une vision mécanique « planifier et contrôler » à une vision plus organique, plus biomimétique « expérimenter et s’adapter ».
Chacun peut ainsi s’essayer à porter un autre regard sur les tensions auxquelles il est confronté à son niveau, et s’interroger pour savoir s’il est possible de les faire cohabiter et d’en faire une source d’enrichissement plutôt qu’un dilemme à trancher, et s’exercer ainsi à vivre dans la complexité.